L’animal et la vie naturelle
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Dès que l’on veut soumettre l’animal quel qu’il soit à la pensée philosophique, quelque chose semble lui résister, et le renvoyer à une sorte d’énigme. Mais si, en soi, l’animal se présente dans son étrangeté, il sert trop souvent encore de faire-valoir à ce que d’aucuns appellent le « propre de l’homme ». Si donc la philosophie n’est pas à l’aise avec l’animal, elle ne se prive pas de le convoquer, en négatif, pour ériger en dignité l’humanité de l’homme – et, par voie de conséquence, limiter la condition de l’animal à celle du vivant de chair et d’os. Pourtant, à l’origine, pour les Grecs, le mot zôê signifie le simple fait de vivre, mais commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux) ; le mot bios indique quant à lui la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou encore à un groupe. Par l’opposition de ces deux termes, se marque une nette distinction entre la « simple vie naturelle » et le « mode de vie particulier ». C’est ainsi que se dissocient la vie en général et le mode de vie qualifié, qui est propre aux hommes. Mais c’est aussi ce qui, dans de nombreux cas de figure, dialectise vie privée et existence politique. En s’appuyant sur de tels principes, Aristote n’érige-t-il pas sa conception de l’homme comme un animal social et politique ? Si donc on se réfère à la zôê, qui conçoit une vie en partage avec l’ensemble du vivant, ce simple fait de vivre doit subir une transformation qualitative, au prix d’une conversion morale, par laquelle le destin de l’homme se projette dans une vie bonne, dans ce qu’Aristote appelle le bios politikos. On pourrait croire que, en cela précisément, la pensée grecque instaure une séparation radicale entre vie nue et existence politique, strictement dévolue aux hommes. La vie se révèlerait spécifiquement humaine, bios, en ce qu’elle se situe par opposition à la simple zôê. Ce serait là en fait une manière fort commode de distinguer les êtres humains, doués de raison, des animaux qui en sont dépourvus. Pourtant, pour Aristote, il existe bel et bien une vie du règne animal, qui se concrétise dans le fait singulier de « vivre la vie d’un animal » ; de même, les différences entre animaux sont relatives à leurs vies, à leurs caractères. Dès qu’il s’agit de vie particulière, quelle qu’elle soit, Aristote parle de bios non pas uniquement pour un être humain mais pour signifier un mode de vie qualifié (la vie de tel homme dans la Cité, une vie végétale particulière, le comportement singulier d’un animal) ; il évoque la zôê dans un registre plus général, où l’existence concerne le vivant au sens large : la vie même de la vie. De nos jours, l’animal reste nécessaire à l’homme pour définir en creux sa différence, pour faire l’éloge de sa propre dignité. Et les exemples ne manquent pas où l’homme, animal politique, doué de raison, fait usage de cette distinction pour asseoir son pouvoir de domination sur l’animal. Tandis que l’homme se définit comme l’existant problématique par excellence, sujet pensant et parlant, l’animal se contente de vivre. Alors que les Grecs voyaient dans la vie même, une existence commune à tous les vivants, la modernité introduit une distinction radicale entre l’homme qui est conscient de sa finitude, et l’animal qui se contente simplement de vivre. Si l’homme est capable de création, de croyance ; l’animal, lui, est gouverné par ses instincts. Mais toutes ces différences suffisent-elles à dire que l’être-là de l’animal, cet être en vie, ne partage plus une existence commune à tous les êtres vivants? Pourquoi l’animal est-il devenu aujourd’hui si étranger à l’homme jusqu’à vouloir l’éradiquer de leur espace commun? En quoi le règne animal ne pourrait plus prétendre habiter le monde qu’il a hérité au même titre que l’homme ? Or, l’existence même de l’animal est de plus en plus remise en cause en ce qu’elle occasionne des comportements non prévisibles, dénués de logique rationnelle. Et c’est peut-être parce qu’il rappelle trop à l’homme sa condition animale que l’animal est à ce point renié. Nombre de sociétés excluent la présence de l’animal ou le relèguent dans des territoires confinés. Certaines espèces menacées ne doivent leur survie qu’à la volonté de quelques bonnes âmes, alors que le cas de beaucoup d’autres reste problématique. Un jour viendra où la disparition de trop nombreuses espèces entrera dans un cycle irrémédiable. Et peut-être que ce jour, déjà, se profile. Dès lors, il s’agira d’évoquer l’animal comme on rappelle un souvenir à sa mémoire. Il y a des espèces qui pour être loin de notre monde, le constitue pourtant pour une part. Elles ont contribué à forger notre imaginaire, notre rêverie. Sans une vigilance morale accrue, on aura substitué à la présence charnelle de la vie animale, en tant que telle, des actes de commémorations généralisées. Mais que subsistera-t-il donc de notre humanité si nous abandonnons comme nous le faisons la vie animale à elle-même ? N’y a-t-il pas chez l’homme et chez l’animal quelque destinée qui soit encore commune ? Tout à la fois lucide et vertueuse serait une humanité qui l’admettrait, en s’employant à faire de la vie naturelle de l’animal une existence bienheureuse parmi tous les vivants. Gilles Guigues, 19 avril 2015 |